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Le chirurgien qui implante une prothèse défectueuse est-il responsable ?

Public - Santé
Civil - Responsabilité
12/03/2020
La première chambre civile de la Cour de cassation consolide sa jurisprudence antérieure en écartant la responsabilité du chirurgien ayant posé une prothèse défectueuse et en retenant celle du producteur, dans le cas où ce dernier est bien identifié.
En l’espèce, une personne a fait une chute à la suite de la rupture d’une prothèse implantée dans sa hanche. La victime a alors assigné en responsabilité et indemnisation le chirurgien et le producteur de la prothèse défaillante.

La loi n° 98-389 du 19 mai 1998, transposant avec retard une directive du 25 juillet 1985, a forgé un régime de responsabilité dérogatoire au droit commun : le producteur est responsable des dommages causés par ses produits défectueux, y compris les produits de santé.

Cette particularité se révèle notamment lorsqu’il est impossible d’identifier ledit producteur – la victime peut alors se retourner contre toute personne qui participe au dommage, contrairement aux règles de responsabilité du droit commun.

En même temps, selon les termes de l’article L. 1142-1, I du Code de santé publique, « hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute ». Cet article pose les fondements d’un autre régime dérogatoire du droit commun : celui de la responsabilité médicale pour faute.

C’est sur l’articulation de ces deux régimes de responsabilité qu’intervient le présent arrêt.

Le pourvoi principal, formé par le producteur, reproche à l’arrêt de le déclarer entièrement responsable. Ce dernier évoque notamment le rapport rendu par l’expert judiciaire selon lequel la rupture de la prothèse ne peut s’expliquer exclusivement par le défaut de conception et qu’en outre « l’obésité était une cause de surcharge de la prothèse » sans pour autant que celle-ci constitue « la cause immédiate et unique de [la] fracture ». En d’autres termes, la cour d’appel n’aurait pas pris en compte l’ensemble des facteurs ayant pour cause la rupture de la prothèse.

Le pourvoi incident, formé par la victime, reproche à l’arrêt de ne pas déclarer le médecin responsable alors que « la responsabilité d’un médecin est encourue de plein droit en raison du défaut d’un produit de santé qu’il implante à son patient ». Formulé autrement, la victime voyait dans l’acte d’implantation de la prothèse défectueuse une faute de nature à engager la responsabilité du médecin.

Les Hauts magistrats rejettent les deux pourvois.

En ce qui concerne le pourvoi formé par le producteur, la Cour conforte la décision des juges d’appel en ces termes : « L’arrêt retient, en se fondant sur les constatations de l’expert, que la rupture de la prothèse a provoqué la chute de M. H... , que cette rupture n’est pas imputable au surpoids de ce dernier, qu’aucune erreur n’a été commise dans le choix et la conception de la prothèse ni lors de sa pose et que le point de fracture se situe à la base, dans la zone de faiblesse de toute prothèse de hanche. Il ajoute que la tige fémorale posée le 15 octobre 2004 ne présentait pas la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre. De ces constatations et énonciations souveraines ne procédant pas de dénaturations, la cour d’appel, qui n’était pas liée par les conclusions expertales, a pu déduire que la rupture prématurée de la prothèse était due à sa défectuosité, de sorte que se trouve engagée la responsabilité de droit du producteur à l’égard de M. H. ».

Le pourvoi incident émanant de la victime, qui forme le cœur de l’arrêt, est également rejeté. La Cour commence par rappeler de manière solennelle que « selon l’article L. 1142-1, alinéa 1er, du Code de la santé publique, issu de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, les professionnels de santé et les établissements dans lesquels sont diligentés des actes de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables de tels actes qu’en cas de faute, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé ». Ensuite, elle consacre de longs développements à l’interprétation du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux. Elle explique notamment qu’il résulte des décisions du 25 avril 2002 et 14 mars 2006 de la CJUE (CJCE, 25 avr. 2002, n° C-52/00, Commission c/ France ; CJCE, 14 mars 2006, n° C-177/04, Commission c/ France) et l’adoption des lois du 9 décembre 2004 (L. n° 2004-1343, 9 déc. 2004) et du 5 avril 2006 (L. n° 2006-406, 5 avr. 2006) que « la responsabilité de droit d’un professionnel de santé ou d’un établissement de santé, sur le fondement de cette disposition, ne peut être engagée que dans le cas où le producteur n’a pu être identifié et où le professionnel de santé ou l’établissement de santé n’a pas désigné son propre fournisseur ou le producteur dans le délai imparti ».

Enfin, les juges de cassation abordent la question de l'articulation des deux régimes de responsabilité – celui des professionnels de santé et celui du fait des produits défectueux. En se basant toujours sur l’interprétation européenne des textes, elle rappelle que « la responsabilité d’un prestataire de services qui utilise, dans le cadre d’une prestation de services, telle que des soins dispensés en milieu hospitalier, des appareils ou des produits défectueux dont il n’est pas le producteur […] et cause, de ce fait, des dommages au bénéficiaire de la prestation, ne relève pas du champ d’application de cette directive. Cette dernière ne s’oppose dès lors pas à ce qu’un État membre institue un régime, tel que celui en cause en principal, prévoyant la responsabilité d’un tel prestataire à l’égard des dommages ainsi occasionnés, même en l’absence de toute faute imputable à celui-ci, à condition, toutefois, que soit préservée la faculté pour la victime et/ou ledit prestataire de mettre en cause la responsabilité du producteur sur le fondement de ladite directive, lorsque se trouvent remplies les conditions prévues par celle-ci» (CJUE, 21 déc. 2011, n° C-495/10, CHU de Besançon). Ainsi, la directive ne s’oppose pas à ce que la responsabilité sans faute de l’utilisateur soit retenue en application d’un droit national, ce qui laisse par corollaire un choix.

À la suite de cette décision, la divergence entre la Cour de cassation et le Conseil d’État a donc perduré, ce dernier ayant « maintenu le régime de responsabilité sans faute du service public hospitalier » (CE, 12 mars 2012, n° 327449, CHU Besançon) alors que la Cour a décidé, « dans des litiges ne relevant pas de la loi du 4 mars 2002, que leur responsabilité n’était engagée qu’en cas de faute (Cass. 1re civ., 12 juill. 2012, n° 11-17.510).
L’aboutissement de ce long raisonnement est le suivant : « L’instauration par la loi du 19 mai 1998 d’un régime de responsabilité de droit du producteur du fait des produits défectueux, les restrictions posées par l’article 1386-7, devenu 1245-6 du Code civil à l’application de ce régime de responsabilité à l’égard des professionnels de santé et des établissements de santé, la création d’un régime d’indemnisation au titre de la solidarité nationale des accidents médicaux non fautifs et des affections iatrogènes graves sur le fondement de l’article L. 1142-1, II, du Code de la santé publique et le fait que les professionnels de santé ou les établissements de santé privés peuvent ne pas être en mesure d’appréhender la défectuosité d’un produit, dans les mêmes conditions que le producteur, justifient, y compris lorsque se trouve applicable l’article L. 1142-1, alinéa 1er, de ce code, de ne pas soumettre ceux-ci, hors du cas prévu par l’article 1245-6 précité, à une responsabilité sans faute, qui serait, en outre, plus sévère que celle applicable au producteur, lequel, bien que soumis à une responsabilité de droit, peut bénéficier de causes exonératoires de responsabilité ».

La première chambre civile se livre ainsi à un exercice de justification où elle tente de démontrer, point par point, le bien-fondé de l’exclusion de la responsabilité des professionnels de santé utilisant des produits défectueux. Pour mémoire, la décision du 12 juillet 2012 précitée concernait également la pose d’une prothèse défectueuse. À cette occasion, la Cour a opéré un revirement en décidant que la responsabilité du médecin ne peut être engagée que pour faute, mettant ainsi un terme à l’obligation de sécurité de résultat (Cass. 1re civ., 22 nov. 1994, n° 92-16.423). Contrairement à l’arrêt du 12 juillet 2012, la Cour se montre méthodique et exhibe une motivation bien appuyée en faveur de sa solution. Elle décide que « les professionnels de santé ou les établissements de santé privés peuvent ne pas être en mesure d’appréhender la défectuosité d’un produit, dans les mêmes conditions que le producteur » car ils sont des simples fournisseurs desdits produits, terme qu’elle se garde d'employer mais qui l'est implicitement. Il en résulte que la responsabilité des chirurgiens ne peut être engagée sans faute si le producteur est identifié et si le professionnel de santé ou l’établissement de santé a désigné son propre fournisseur ou le producteur dans le délai imparti. En l’espèce, le producteur a bien été identifié.

Une telle solution mérite d’être approuvée au regard des textes en vigueur. Néanmoins, l’arrêt fait perdurer une fois de plus la divergence entre le Conseil d’État et la Cour de cassation sur la question. Cela crée de facto des inégalités de traitement suivant que la prothèse est posée dans un hôpital public ou privé et il s’avère que la solution du Conseil d’État est plus favorable à la victime.
Source : Actualités du droit